vendredi 23 mars 2012

8e jour – 22 mars – Destruction de documents, dites-vous ?


Dans la requête introductive d’instance déposée en septembre 2005, les demandeurs des recours collectifs en Cour supérieure du Québec contre les cigarettiers canadiens ont annoncé qu’ils ne leur reprochaient pas seulement d’avoir vendu des produits nocifs pour la santé et qui engendrent (chez des préadolescents) une dépendance de souvent plusieurs décennies. 
Les requérants ont aussi annoncé leur intention de montrer que les grandes compagnies de tabac savaient tout cela depuis longtemps et ont fait défaut de prévenir adéquatement le public, ont fait disparaître des preuves qu’elles possédaient (souvent avant tout le monde) des propriétés et des méfaits de leurs produits, ont alimenté de fausses controverses et ont répandu des mythes, par exemple autour de l’utilité sanitaire de cigarettes à faible teneur en goudron ou en nicotine. 

De tout cela découle une réclamation de dédommagements non seulement compensatoires, mais punitifs.  Selon les requérants, les compagnies n’ont pas seulement été maladroites ou négligentes, comme bien d’autres personnes physiques et morales l’ont été ou le sont parfois.
Les défenseurs de l’industrie ne peuvent donc pas s’étonner et doivent évidemment s’être préparés à un procès où les demandeurs allaient vouloir parler des connaissances scientifiques que les opérateurs de l’industrie avaient, et des rapports d’études scientifiques détruits.

L’instruction sur la destruction de documents a commencé mercredi après-midi et occupé l’essentiel du temps du tribunal hier.
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Dans le présent procès, l’avocat québécois Simon Potter défend les intérêts de Rothmans, Benson and Hedges (RBH). 

En septembre 1998, l’Association pour les droits des non-fumeurs (ADNF) a révélé à la presse canadienne qu’en 1992, Me Potter, qui conseillait et représentait alors Imperial Tobacco, avait télécopié à la maison-mère British American Tobacco (BAT) et à un cabinet juridique à Londres, ainsi qu’à Brown and Williamson à Louisville au Kentucky, un avis de la destruction à Montréal d’une soixantaine de documents, conformément à la politique de la compagnie canadienne.
Des journalistes du Globe and Mail, du Toronto Star et de l’agence Presse Canadienne rapportèrent la nouvelle dans leur quotidien respectif et dans Le Devoir.  Garfield Mahood et Eric Le Gresley, respectivement directeur exécutif et avocat  conseil de l’ADNF, y prétendaient que certaines études détruites montraient un lien entre l’inhalation de fumée de tabac par des souris et l’apparition chez elles de lésions cancéreuses.  Autrement dit, c’était exactement le genre d’études de laboratoire qu’Imperial Tobacco préféraient aux études épidémiologiques,  selon le témoignage répété et appuyé du directeur des relations publiques Michel Descôteaux, au fil des deux dernières semaines.

Dans l’édition du 10 novembre 2009 du Canadian Medical Association Journal , le public intéressé a déjà pu lire un article où David Hammond, Michael Chaiton, Alex Lee et Neil Collishaw lèvent le voile sur le contenu scientifique d’une partie des documents dont Imperial Tobacco a souhaité ne plus conserver la moindre copie au Canada.  (article dans le CMAJ)
Tout l’enjeu fondamental demeure toutefois de pouvoir produire ces documents devant la Cour supérieure du Québec afin de faire une preuve judiciaire.

Devant le tribunal hier, l’avocat Bruce Johnston a produit les télécopies de Me Potter datées de juin et de juillet 1992 (pconvic58), après les avoir fait authentifier par leur auteur.  Le passage de Me Potter à la barre des témoins s’est cependant arrêté là.  Le texte des deux télécopies tient en un paragraphe suivi d’une liste de codes alphanumériques associés à autant de documents détruits.
Les télécopies de Me Potter semblent indiquer que la compagnie canadienne voulait en 1992 garder ouverte la possibilité de demander en cas de besoin, à la maison-mère de Londres ou à la compagnie-sœur de Louisville, des copies des documents détruits.

Pourtant, au 22e jour de mars 2012, non seulement la partie défenderesse n’a pas encore livré ces documents utiles à la preuve, mais elle a transmis aux demandeurs plusieurs listes différentes, contenant parfois jusqu’à 100 documents, de sorte que c’est un problème de préciser les demandes.
Hier, la tension était forte dans la salle 17.09 du palais de justice de Montréal, et le patient sourire du juge Riordan ou une humoristique remarque de Me Potter adressée à ses confrères de la défense n’ont pas suffi à détendre l’atmosphère.

À la reprise des débats devant la Cour le 2 avril, Me Deborah Glendinning devra avoir trouvé comment expliquer au juge Riordan que la défense d’Imperial Tobacco est allée jusqu’à ne pas fournir à la partie demanderesse le communiqué de presse du 18 septembre 1998 où le responsable des relations publiques d’ITCL, Michel Descôteaux répliquait aux allégations de l’ADNF.  Michel Descôteaux a tout de même pu témoigner hier qu’il n’avait jamais eu vent d’une destruction de documents avant que l’ADNF fasse une sortie publique sur l’affaire.
Me Bruce Johnston et Me André Lespérance ont exprimé leur regret que la stratégie de défense des compagnies de tabac force la partie demanderesse à utiliser de plus en plus des procédés qui consomment inutilement beaucoup de temps, ce dont les procureurs d’ITCL, de JTI-Mac et de RBH se plaignent déjà régulièrement.

En fin de journée, le juge a fait une allusion à l’enfermement dans un sous-marin et à la nécessité d’une atmosphère plus sereine.

Rôle du CTMC et désinvolture

Le témoignage de Michel Descôteaux s’est tout de même poursuivi et terminé, et fait ressortir des points intéressants sur d’autres sujets que la destruction de rapports de recherche scientifique.

Plusieurs pièces ont tout de même été versées dans le dossier de la preuve, dont une lettre de janvier 1989 au patron du Conseil canadien des manufacturiers de produits du tabac (CTMC) dans laquelle un haut cadre de RBH se plaint de la place prise par l’organisme commun aux trois grands cigarettiers canadiens, notamment au sujet de la taxation.  Michel Descôteaux a aussi écrit sur le même sujet, pour préconiser au contraire un renforcement des missions du CTMC.
Me Johnston a aussi obligé Michel Descôteaux à se pencher sur un rapport confidentiel fraîchement sorti du département du marketing d’ITCL qui lui a été envoyé en février 1992.  On y trouve des statistiques montrant la baisse, inquiétante pour l’industrie, de l’« incidence» (sic) du tabagisme dans la population.  Le procureur des plaignants a voulu savoir si les raisons d’une telle tendance avaient été discutées dans l’entreprise.  Le directeur des relations publiques ne s’en souvient pas.  D’ailleurs, il a prétendu que cela ne l’intéressait pas vraiment.

À la fin du témoignage de Michel Descôteaux, qui aura duré sept jours au lieu de trois, le juge Riordan a présenté des sortes d’excuses au témoin pour le temps qu’il avait dû passer au tribunal.  Mais par souci de ne pas faire porter le blâme uniquement par les avocats des deux parties, les uns avec leurs questions, les autres avec leurs objections, le juge a enveloppé dans une taquinerie sur le métier de relationniste un blâme très net à Michel Descôteaux pour sa façon de répondre.
L'ancien grand manitou des affaires publiques chez Imperial peut retourner à sa retraite floridienne, mais ne devra pas s’étonner si le tribunal lui demande de revenir.

« Pas nécessaire de m'envoyer un subpoena, commente le grand amateur d'échecs qu'est Michel Descôteaux.  Un coup de fil suffira